Les acheteurs invisibles : l’autre visage du marché de l’art au Québec
October 5, 2025Regards sur la réalité des artistes indépendants et sur les gestes simples qui peuvent encore soutenir la culture vivante.
Depuis plusieurs années, j’accompagne des artistes qui, comme moi, créent en dehors des circuits institutionnels.
Je les vois chercher, douter, persévérer, porter leur art avec passion — souvent dans le silence.
Et à travers leurs parcours, je reconnais le mien : celui d’une génération d’artistes autonomes qui doivent tout construire, tout apprendre, tout tenir.
C’est à eux, et à tous ceux qu’on ne compte pas dans les statistiques, que je dédie ce texte.
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Au-delà des chiffres et des rapports, il existe un marché de l’art plus intime, nourri par les rencontres, la curiosité et la présence. Ce texte explore le lien vivant entre les artistes et les acheteurs d’ici — ceux qui ne figurent dans aucune statistique, mais qui font exister la création au quotidien.
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Un marché dont on ne parle pas
On parle souvent de marché de l’art, mais pour la plupart des artistes d’ici, ce mot sonne creux.
Le vrai marché, celui des galeries reconnues et des grands collectionneurs, ne concerne qu’une minorité.
La majorité d’entre nous évoluons en marge de ce système, dans des ateliers, des sous-sols, des cuisines transformées en espace de travail.
Nous créons, nous produisons, nous exposons, nous diffusons, nous communiquons.
Nous apprenons à utiliser les réseaux sociaux, à rédiger des infolettres, à monter des sites web, à emballer des œuvres, à parler de ce qu’on fait sans trahir ce qu’on est.
Nous devenons des gestionnaires, des photographes, des stratèges de visibilité.
Il y a, derrière chaque toile, chaque sculpture, chaque tirage, des heures de recherche, de doutes, de recommencements.
Il y a le coût du matériel, de la diffusion, du transport, de l’hébergement, des plateformes en ligne, des encadrements.
Et tout cela repose sur les épaules de l’artiste seul.
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Le travail invisible derrière chaque œuvre
En dehors des institutions, il n’y a pas de structure pour porter cette charge.
Pas d’équipe de communication, pas de budget marketing, pas de filet de sécurité.
Seulement un grand mot : autonomie.
Mais l’autonomie, quand elle ne s’accompagne d’aucune reconnaissance, devient une forme d’isolement.
Et c’est ce que vivent aujourd’hui des milliers d’artistes professionnels au Québec : une solitude administrative et économique, dans un milieu qui exige pourtant une présence constante.
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Un public présent, mais égaré
Je sais qu’il existe.
Ce public curieux, sincère, touché par l’art.
Je le rencontre dans les expositions, dans mes infolettres, dans les messages qu’on m’envoie pour dire : « J’aime ce que vous faites, ça me fait du bien. »
Mais entre cette émotion et l’achat, il y a souvent un grand silence.
Pas un refus, pas un désintérêt, mais une incertitude.
Beaucoup me disent : « Je ne sais pas comment acheter une œuvre d’art. »
Ou encore : « J’aimerais, mais j’ai peur que ce soit trop cher. »
Et moi, de l’autre côté, je me demande : comment créer un pont ?
Comment rendre ce lien plus simple, plus humain ?
Parce qu’au fond, il ne s’agit pas de vendre à tout prix, mais de faire circuler l’art, de lui permettre de rejoindre les vies qui en ont besoin.
Ce public existe, mais il est désorienté.
La culture s’est éloignée du quotidien.
On parle de tout, sauf de ça : du sens, du beau, du regard.
Et pendant ce temps, les artistes continuent de créer, souvent dans le silence.
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Ce que ça coûte de créer
Créer, ce n’est pas seulement un geste poétique.
C’est un engagement total, fait de temps, de matériel, de doutes et de solitude.
Chaque œuvre demande une présence complète — mentale, physique, émotionnelle.
Mais il faut aussi penser à tout le reste : la logistique, la communication, les plateformes, les photos, les textes, les prix, les taxes, les emballages.
Il faut être artiste, gestionnaire, technicienne, communicatrice, et parfois même psychologue de soi-même.
Je ne me plains pas.
Je choisis cette vie.
Mais je constate que ce choix repose sur un paradoxe : on demande aux artistes d’être visibles, mais on leur donne peu de moyens pour l’être.
On veut de la culture, mais on la finance comme un divertissement.
Et au bout du compte, ce qui s’éteint doucement, ce n’est pas la création, c’est la possibilité d’en vivre.
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Le marché de proximité : une voie à reconstruire
Je crois encore à un marché de proximité.
Pas celui des galeries internationales, ni des ventes spectaculaires.
Celui qui se tisse entre un atelier et un regard, entre une main qui crée et une autre qui reconnaît ce geste.
Quand quelqu’un entre dans mon atelier, il ne voit pas seulement des toiles : il voit des heures de travail, des essais, des ratures, des bouts d’histoires.
Il voit aussi un être humain qui cherche à comprendre, à traduire, à offrir quelque chose du monde.
Je me rends compte que ce lien, le plus simple de tous, est aussi le plus fragile.
Il n’existe que si on prend le temps de se parler, de se rencontrer, de ralentir.
Et dans une société qui va vite, qui consomme vite, ce temps-là devient un luxe.
Pourtant, c’est ce temps-là qu’il faut réapprendre à protéger.
La culture ne se défend pas seulement par des subventions ou des politiques : elle se transmet par la rencontre, par la reconnaissance du travail réel derrière l’œuvre.
Et cette reconnaissance commence souvent tout près — dans la même ville, dans le même quartier, parfois même dans la même rue.
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Une responsabilité partagée
Je ne crois pas qu’il faille opposer les institutions aux artistes indépendants.
Mais je crois qu’il faut rééquilibrer le regard.
Donner de la place à celles et ceux qui créent en dehors des structures, sans validation officielle, mais avec un engagement total.
Les artistes indépendants forment le cœur battant de la culture.
Nous sommes nombreux, mais éparpillés.
Chacun travaille dans son coin, souvent sans ressources, parfois avec une santé fragile, toujours avec une volonté immense.
Et ce n’est pas de la résistance héroïque : c’est simplement le besoin de continuer à créer.
De faire ce pour quoi on est fait.
Mais la culture, pour vivre, a besoin d’un écosystème.
Elle a besoin de relais, de soutien, de dialogue.
Les institutions doivent mieux reconnaître ce travail invisible.
Les médias doivent retrouver la curiosité de montrer ce qui se fait ici, maintenant, autrement.
Et le public, lui, peut redevenir un acteur de cette vitalité — par sa présence, son regard, son intérêt.
Je ne parle pas seulement d’acheter, mais de soutenir : en suivant un artiste, en parlant de lui, en partageant son travail, en valorisant la culture comme une richesse commune.
Parce qu’au fond, ce n’est pas seulement de l’art dont il est question : c’est de la manière dont on choisit de vivre ensemble.
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Et si on agissait, simplement ?
Si tu aimes l’art, si tu suis des artistes, si leurs images t’inspirent, tu fais déjà partie de ce lien vivant.
Mais tu peux aller un peu plus loin :
Viens voir leurs expositions, partage leur travail, parles-en autour de toi, pose des questions, ose entrer dans un atelier.
Chaque geste compte.
C’est comme ça qu’on garde la culture vivante — par la curiosité, par la rencontre, par le regard.
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Conclusion
Je ne cherche pas la pitié ni la gloire.
Je cherche simplement à comprendre comment, dans une société aussi riche de talents, la création peut être à ce point invisibilisée.
Nous sommes nombreux à tenir le cap, à créer malgré l’incertitude, à chercher du sens dans ce que nous faisons.
Mais on ne peut pas continuer éternellement à porter la culture sur nos seules épaules.
Créer demande du temps, du soin, de la constance — et tout cela a une valeur réelle.
Je ne crois pas que la solution viendra d’un grand plan culturel ou d’une réforme miraculeuse.
Je crois qu’elle viendra du terrain, de nous tous : artistes, citoyens, enseignants, élus, journalistes, acheteurs, curieux.
De la volonté de remettre la culture au centre du quotidien, pas en périphérie.
Quand une œuvre change de main, ce n’est pas seulement une vente :
c’est un fragment de regard qui circule, une part de mémoire qui continue à vivre.
Alors oui, il y a urgence — mais il y a aussi de l’espoir.
Parce que tant qu’il restera des artistes pour créer, des gens pour regarder, écouter, ressentir, la culture restera vivante.
Il faut juste qu’on choisisse, collectivement, de la regarder à nouveau.
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Christine Girard
Artiste professionnelle - art abstrait intuitif et automatique
Fondatrice de la méthode Art zen, art libre
www.girardartist.com